• De corps et d'esprit

    De corps et d'esprit

    Bonsoir ! Ici une petite nouvelle avec un sujet plutôt compliqué. Ça parle de Charlie, une jeune femme mal dans sa peau.

     

    De corps et d'esprit

     

    « Dieu ne s’est pas trompé ! C’est toi qui fais une erreur ! »

     

    Ces mots, sa mère les lui avait répété maintes et maintes fois. Tellement de fois que Charlie avait tout simplement cessé de les écouter.

     

    Nous sommes le 16 décembre 2016, il est à peine 17h et pourtant nombreux sont les gens qui se précipitent dans leur train pour retrouver le cocon familial. Charlie n’en fait pas partie. Ce cocon, elle compte bien le quitter. Si tant est qu’il n’est jamais été un cocon.

     

    Sa mère était partie vers 14h pour reprendre son métier de caissière, ou hôtesse d’accueil comme elle aimait le dire, et Charlie avait attendu d’entendre la voiture s’éloigner avant d’elle-même s’échapper. Elle avait marché environ une demi-heure jusqu’à la gare, sa jupe balayant le vent et ses talons claquant le sol. Elle avait attiré les regards, comme toujours, elle se savait séduisante. Son port altier, sa mâchoire anguleuse mise en valeur par ses cheveux courts et ses yeux anthracites subtilement soulignés par une légère touche de maquillage, le peu qu’elle avait réussi à cacher, avaient toujours su susciter l’attention chez la gent masculine comme féminine. Les regards étaient à la fois curieux et admiratifs. Charlie aimait se sentir belle, comme à présent, alors qu’elle sentait l’œillade appuyée d’un jeune homme à sa droite. Elle osa lui jeter un coup d’œil, armée d’un petit sourire. Il était grand et blond, légèrement dégingandé et ses vêtements passés de mode, mais il y avait une telle timidité dans son air gêné lorsqu’il croisa ses yeux que Charlie le trouva particulièrement touchant. Dommage qu’elle n’ait pas pu le rencontrer à un autre moment, dans une situation différente, alors qu’elle s’apprêtait à partir.

     

    A part eux deux et quelques personnes au nez rivé sur leur écran de téléphone, le quai était particulièrement vide une fois le dernier train parti. Ce silence agréable était parfois interrompu par une annonce prononcée de la voix sans émotions de la SNCF. Elle lui rappelait sa mère dans ses plus mauvais jours. 15 minutes avant le prochain train, le quai se remplit à nouveau, laissant place aux étudiants accompagnés de leur lourde valise. Eux aussi allaient rentrer chez eux. Charlie souriait avec ironie en voyant les derniers portables, sacs et baskets à la mode qu’arboraient ces derniers.

     

    Un nouveau regard sur la droite, le jeune homme a disparu, avalé par la foule. Charlie s’appuya contre la rambarde avec un soupir.

     

    A nouveau, elle sentit plusieurs regards insistants. Cette fois-ci un frisson de malaise lui parcourut l’échine et son ventre se tordit d’angoisse. Elle regarda rapidement vers sa gauche et vit trois jeunes filles qui la détaillaient avec attention, s’arrêtant sur certains points de son anatomie en chuchotant. Parfois un rire s’échappait de leurs lèvres. Elles devaient avoir 15 ans, tout au plus. Charlie était prête à leur pardonner leur maladresse. Après tout, sa différence, lorsqu’on la remarquait, suscitait toujours l’incompréhension. Pour une fois, elle aurait aimé qu’on ne lui prête pas attention. Puis, comme si ces jeunes filles avaient motivé les foules, les regards se multiplièrent, certains juste curieux, d’autres hostiles. Les larmes lui montèrent aux yeux tandis qu’une boule d’angoisse lui serrait la gorge. Elle était soulagée d’avoir pensé à mettre son écharpe, ainsi personne ne pouvait réellement deviner la supercherie. Elle se mit à fixer le sol, tentant de se concentrer sur les aspérités du béton plutôt que sur les commentaires de plus en plus nombreux et forts.

     

    « Hey, toi là, t’es quoi en fait hein ? Hein, t’es quoi ? »

     

    Charlie ferma plus fort les yeux, le cœur douloureux, elle avait envie de hurler « Juste humaine, pauvre idiot ! ».

     

    Les chuchotements étaient de plus en plus forts, ils bourdonnaient à son oreille. Elle avait l’impression que des milliers de petites abeilles volaient autour d’elle, dans ses cheveux, sous sa jupe, tentant d’entrer par son oreille, sa bouche qui s’ouvrait sous un cri de souffrance muet. Ses pires souvenirs l’envahissaient. Des réminiscences qu’elle avait rejetées durant tant d’années sans sortir de chez elle. Elle revit sa mère et son père, surpris de la voir pleurer parce qu’on lui coupait les cheveux. Elle entendait presque ses parents se disputer violemment, puis son père claquer la porte de la maison, sa valise sous le bras. La souffrance d’être coupée de ses amis, le bruit douloureux de sa chambre être fermée à clé, sa mère qui lui démaquille sauvagement le visage, qui la déshabille entièrement et déchire à coup de cutter toutes les robes et jupes de la maison, toutes ces résurgences lui lacéraient le cœur.

     

    A nouveau, la voix froide l’interrompit.

     

    « Voie B, attention au passage d’un train, éloignez-vous de la bordure du quai. »

     

    Une sueur froide dégouline dans son dos, elle se sent essoufflée. Au loin, elle voit le jeune homme qui la regardait avec tant de candeur lui adresser une mine de dégoût. Sur la gauche, les trois filles pouffent encore, certains passent devant elle en vitesse, effrayé d’être atteint d’une quelconque maladie s’ils l’approchaient. Inconsciemment, la foule avait délimité un cercle autour d’elle, l’isolant et la dévoilant à la vue de tous. Charlie sentit sa bile remonter. Un mal être enserrait sa poitrine, elle suait par tous les pores de sa peau. Elle se sentait ployer sous les reproches. Un peu plus et elle sentait qu’elle allait s’évanouir. C’était insupportable. Elle ne pouvait en encaisser plus.

     

    Un vrombissement retentit au loin, de plus en plus proche, de plus en plus puissant. Là était la solution de Charlie.

     

    Le train passa et emporta avec lui ses dernières larmes.

     

    Quand sa mère rentra du travail ce soir-là, un unique mot trônait sur la table de la cuisine, écrit d’une main tremblante :

     

     

    « Je suis née dans le mauvais corps, maman. »

     

     

     


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